2020-07-02 Articles
L’intelligence émotionnelle - Son apport à la pratique du droit
Juillet 2020
La connaissance de la jurisprudence et de la doctrine, l’analyse rationnelle et l’application du droit aux faits de nos dossiers comptent parmi les nombreuses compétences enseignées dans nos facultés de droit. Cela étant dit, certaines études suggèrent d’étendre la formation des avocats afin de les aider à développer leur intelligence émotionnelle. De fait, accroître ses compétences en intelligence émotionnelle serait non seulement bénéfique pour l’avocat, mais cela profiterait également à ses clients[1]. En effet, les professeurs Austin et Durr notent que l’intelligence émotionnelle améliore le bien-être et la performance des avocats. Plus encore, Me Pedro Barosa, dans un rapport pour l’Institut interrégional de recherche des Nations Unies sur la criminalité et la justice (UNICRI) rapporte les résultats d’études démontrant que l’intelligence émotionnelle influence positivement l’engagement au travail, le travail d’équipe, l’innovation, la qualité des services rendus, le développement de ses compétences et favorise la loyauté des clients[2].
Pourtant, plusieurs d’entre nous entretiennent un sentiment de méfiance envers les émotions. En effet, qui n’a pas eu de dossiers émotionnellement drainants, des clients contenant difficilement leur ressentiment ou leur colère ou encore des collègues qui s’enflammaient à la moindre contrariété?
Vu ce qui précède, ce texte vise principalement à vous sensibiliser avec le concept d’intelligence émotionnelle et la manière dont il peut être un levier puissant pour améliorer sa pratique. Ainsi, nous définirons le concept d’intelligence émotionnelle et ses dimensions. Par la suite, nous verrons des cas d’application concrète de l’intelligence émotionnelle dans l’exercice de la profession d’avocat. Nous poursuivrons sur les liens entre l’intelligence émotionnelle et la diminution des poursuites en responsabilité professionnelle. Enfin, nous suggérerons quelques astuces pour améliorer son intelligence émotionnelle.
Définition de l’intelligence émotionnelle
La récente popularité de l’intelligence émotionnelle a donné lieu à une prolifération des définitions du concept. Dans le cadre de ce texte, nous retiendrons la définition élaborée par les professeurs Salovey et Mayer, à savoir : « la capacité à traiter des informations émotionnelles avec précision et efficacité, y compris les informations pertinentes pour la reconnaissance, la construction et la régulation de ses émotions et celles des autres » (traduction libre)[3].
Un concept multidimensionnel
Basés sur leurs recherches, Salovey, Mayer et Caruso identifient quatre dimensions propres à l’intelligence émotionnelle, soit la perception des émotions, la facilitation de la pensée par l’utilisation des émotions, la compréhension des émotions et la gestion des émotions[4]. Notons que l’acquisition des compétences propres à une dimension est nécessaire pour passer à la suivante[5]. Ainsi, la perception des émotions précède la facilitation de la pensée par l’utilisation des émotions, laquelle permet de mieux comprendre les émotions et par la suite, mieux les gérer. Voyons brièvement chacune des dimensions de l’intelligence émotionnelle.
Pour commencer, la perception des émotions implique la capacité à identifier ses émotions à partir de certains signaux physiques, sentiments et pensées. À un niveau plus élevé, elle renvoie à l’habileté à différencier entre les vraies émotions et celles qui sont feintes[6].
En ce qui concerne la facilitation de la pensée par l’utilisation des émotions, notre réflexe premier, à titre d’avocat, est de croire qu’une bonne décision est celle qui est rationnelle. Pourtant, les travaux du neurologue Antonio Damasio révèlent que les émotions jouent un rôle décisif dans notre prise de décision. Damasio a analysé le crâne d’un travailleur ayant subi d’importantes lésions au cortex préfrontal lors d’un accident. Ce travailleur avait conservé ses facultés d’attention, de mémoire et d’intelligence, mais sa personnalité avait considérablement changé. En fait, il était devenu incapable de prendre des décisions dans son intérêt et conformes aux normes sociales. En d’autres termes, son cerveau ne faisait plus le lien entre la raison et les émotions[7]. Compte tenu de ce qui précède, les émotions aident à prioriser les aspects sur lesquels notre attention doit être portée. Elles nous amènent également à changer notre perspective face à une situation et nous assistent dans la résolution de problèmes[8]. Enfin, une personne émotionnellement intelligente est en mesure de mobiliser une humeur ou une émotion afin d’améliorer sa réflexion ou d’exécuter une tâche[9].
Pour sa part, la compréhension des émotions réfère à la capacité d’un individu à nommer et classifier les émotions. Ensuite, elle implique de comprendre la cause sous-jacente à l’apparition des émotions et d’appréhender leur complexité. En somme, un individu se retrouvant dans cette dimension est capable de prédire la venue de certaines émotions[10].
Pour conclure sur les quatre dimensions, la gestion des émotions implique de demeurer ouvert à ces dernières qu’elles soient agréables ou non, mais également de s’en détacher suivant sa perception de leur utilité dans une situation. En outre, la gestion des émotions comprend la capacité à contrôler celles-ci par notre réflexion[11].
Après avoir été sensibilisé aux différentes dimensions de l’intelligence émotionnelle, peut-être vous questionnez-vous sur son application dans votre pratique quotidienne? Tentons d’y voir plus clair!
Cas d’application de l’intelligence émotionnelle à la pratique du droit
La profession d’avocat contient une forte composante relationnelle de sorte qu’il est impossible d’appréhender l’ensemble des situations nécessitant l’utilisation de notre intelligence émotionnelle. Cela dit, voici quelques cas de figure :
- Lors de sa première entrevue avec un client, l’avocat constate en lui serrant la main que celle-ci est froide et humide. Le client évite son regard et sa voix est tremblante. L’avocat déduit que son client est nerveux à l’idée de le rencontrer. Aussi, afin de lui permettre de se détendre, l’avocat débute l’entrevue en échangeant des banalités.
- Dans le cadre d’un interrogatoire ou lors d’une rencontre avec un client, l’avocat tendu le bombarde de questions sans lui laisser le temps de répondre pleinement. L’avocat prend du recul et note qu’il est sceptique face à la version donnée par le témoin ou qu’il désapprouve la conduite de son client dans le dossier. L’avocat décide de démontrer plus d’ouverture afin de recueillir l’ensemble des faits pertinents de l’affaire. Dans le cas du client, cette ouverture est primordiale pour construire une relation de confiance, laquelle est importante pour le bon déroulement du dossier.
- De façon similaire, en interrogatoire, un avocat constate que le langage corporel du témoin dénote un inconfort à la suite d’une question en apparence anodine. Il décide de dévier de son canevas d’interrogatoire et d’approfondir le sujet.
- L’avocat représente un client poursuivi à la suite de la découverte de malfaçons. L’avocat avait requis un rapport d’expertise, mais ce dernier s’avère défavorable aux intérêts de son client. Alors qu’il révise le rapport avec son client, il remarque que celui-ci penche la tête et dissimule son regard avec sa main. Il hoche la tête de gauche à droite. L’avocat en déduit que son client a honte et qu’il est probablement un peu triste. Il décide de faire preuve d’empathie et d’aider son client à reprendre ses esprits afin d’élaborer une stratégie bénéfique pour celui-ci.
- En négociation, la tension est parfois élevée et la colère peut même se manifester. L’avocat aura avantage à suggérer des pauses à son client afin de l’aider à se calmer. En effet, la colère peut nuire à la prise de décision et même détourner le client de la stratégie initialement élaborée.
- Enfin, que dire des procès? Une salle d’audience est un endroit rempli d’émotions : les vôtres, celles du client, de la partie adverse et de son avocat et celles du juge. Me Barosa, dans son rapport pour l’UNICRI, soulève l’importance des émotions dans le processus de persuasion. De même, en démontrant de l’empathie, un avocat augmente ses chances d’obtenir la collaboration d’un témoin récalcitrant. En outre, l’intelligence émotionnelle permet d’interpréter adéquatement le langage verbal et non verbal des témoins et du juge[12].
Bref, nous avons vu des situations où l’intelligence émotionnelle permet à l’avocat d’identifier clairement les émotions en cause de sorte qu’il est capable d’ajuster sa conduite de manière appropriée. À l’inverse, il est aisé d’entrevoir les malentendus et les erreurs susceptibles de survenir lorsque la composante émotionnelle d’un dossier est sous-estimée ou niée.
L’intelligence émotionnelle et la prévention des poursuites en responsabilité professionnelle
Dans le cadre d’une entrevue donnée à l’Association du Barreau américain, l’auteure du livre Beyond smart: Lawyering with Emotional Intelligence, Mme Ronda Muir aborde la contribution de l’intelligence émotionnelle à la diminution des poursuites en responsabilité professionnelle[13].
Le premier constat de Mme Muir est que l’intelligence émotionnelle accroît les compétences en communication des avocats. De fait, ces derniers seront plus habiles à décoder le langage non verbal ou feront preuve de plus d’empathie. De même, ils auront tendance à privilégier les techniques d’écoute active afin de les supporter dans la compréhension des attentes et des émotions de leurs clients. Il est donc raisonnable de penser que l’intelligence émotionnelle favorise la détection par l’avocat des attentes irréalistes chez son client ou d’émotions nuisibles au bon déroulement du dossier. Ainsi, l’avocat pourra y accorder l’attention nécessaire afin de s’assurer que ces attentes ou émotions négatives ne se transforment pas en reproches en responsabilité professionnelle.
Par ailleurs, l’intelligence émotionnelle permet de cerner adéquatement la signification de ses émotions et d’anticiper les conséquences personnelles et professionnelles qu’elles peuvent engendrer. À titre d’exemple, un avocat qui constate son incapacité à se détacher d’un dossier et qui épouse la cause de son client aura avantage à cesser d’occuper avant que ses émotions compromettent son jugement professionnel. Plus encore, la compréhension par l’avocat de ses émotions lui permet de les mobiliser vers l’atteinte de ses objectifs.
De plus, l’auteure Ronda Muir soulève l’existence de recherches qui démontrent que l’utilisation des compétences en intelligence émotionnelle assiste l’avocat dans l’évaluation des risques et la compréhension des normes éthiques à appliquer à une situation donnée. En outre, elle permet à l’avocat de comprendre comment son entourage prend des décisions éthiques et demeurer serein avec ses propres décisions et ses valeurs même en présence de pressions de son environnement.
En somme, considérant que pour les 5 dernières années[14], plus de 21 % des réclamations traitées par le Fonds d’assurance concernent la relation entre l’avocat et son client, il n’est donc pas superflu de développer ses compétences en intelligence émotionnelle. Cependant, une question demeure : comment?
Quelques astuces pour améliorer son intelligence émotionnelle
La bonne nouvelle avec l’intelligence émotionnelle c’est qu’elle peut se développer! Voici quelques démarches à entreprendre pour améliorer son intelligence émotionnelle :
- Maintenir une bonne hygiène de vie[15]. Cela implique de faire de l’exercice physique, avoir une saine alimentation et dormir suffisamment. En fait, chacune de ces dimensions de l’hygiène de vie procure l’énergie et les ressources au cerveau afin d’améliorer ses capacités d’attention et d’apprentissage, sa mémoire ainsi que sa gestion du stress. En plus, cela favorise la régulation des émotions.
- Pratiquer la méditation[16]. La pratique régulière de la méditation améliore la concentration et permet à l’avocat de se focaliser sur l’exécution d’une tâche à la fois. Elle favorise l’écoute active et l’orientation de l’énergie vers l’atteinte des objectifs fixés. La méditation facilite également le détachement et la gestion du faux sentiment d’urgence créé par le multitâche. En outre, notons qu’elle influence le cerveau, notamment, le système nerveux puisqu’elle ralentit la réponse au stress.
- Développer sa conscience de soi[17]. La conscience de soi réfère à la connaissance par l’avocat de ses valeurs, son discours et ses émotions de même que leur influence sur sa manière de se comporter. La conscience de soi est un élément central de la capacité d’autogestion puisqu’elle permet à l’avocat de reconnaître l’émotion qu’il ressent et de prendre du recul afin de mieux gérer sa réaction. En fait, sans capacité d’autogestion un avocat sera contrôlé par ses émotions au lieu d’être guidé par elles. Une des façons d’améliorer sa conscience de soi est de noter sur une base régulière les émotions ressenties dans différentes situations. Une application intéressante pour se faire est le Mood Meter développé par le Centre d’intelligence émotionnelle de Yale. Il permet également d’accroître son vocabulaire eu égard à la gamme d’émotions qu’il est possible de ressentir[18].
- Porter une attention au langage non verbal lors d’entretiens avec vos clients. Rappelons que 55 % de la communication passe par le langage non verbal. Vu ce qui précède, le langage corporel peut révéler de précieux renseignements sur l’état émotif des clients et par conséquent, vous bénéficierez également d’informations sur la manière de gérer le dossier.
- Pratiquer l’écoute active. Cela implique de réserver votre jugement lors de vos conversations avec vos clients. En plus, reformulez certaines phrases pour démontrer que vous comprenez la situation que l’on vous expose. Agir de la sorte démontre votre empathie ce qui est une compétence cruciale pour bâtir une relation de confiance avec vos clients. L’empathie permet également d’appréhender le dossier selon le cadre référentiel de vos clients.
Pour conclure, nous avons défini le concept de l’intelligence émotionnelle et traité de son apport dans la pratique du droit, notamment en ce qui concerne la diminution des poursuites en responsabilité professionnelle. Il ressort de ce qui précède que pour exceller dans sa pratique, il ne suffit plus de maîtriser des compétences techniques ou posséder un ensemble de connaissances. Encore faut-il maîtriser des compétences émotionnelles!
[1] Austin, D. et Durr, R. (2016). Emotion Regulation for Lawyers: A Mind is a Challenging Thing to Tame, Wyoming Law Review, vol. 16, nº 2, article 7; Daicoff, S. (2012). Expanding the Lawyer’s Toolkit of Skills and Competencies: Synthesizing Leadership, Professionalism, Emotional Intelligence, Conflict Resolution, and Comprehensive Law, Santa Clara Law Review, vol. 52, nº 3, 795-874.
[2] Barosa, P. (2016-2017). The Significance of Emotional Intelligence to Trial Lawyers, Institut interrégional de recherche des Nations Unies sur la criminalité et la justice. Repéré à : https://www.plmj.com/xms/files/v1_antigos_anteriores_a_abr2019/Tese_PEDRO_BAROSA_plmj.pdf
[3] Salovey, P. et Mayer, J.D. (1990). Emotional Intelligence. Imagination, Cognition, & Personality, 9, 185-211. La définition originale est : « Emotional intelligence can be defined as the capacity to process emotional information accurately and efficiently, including that information relevant to the recognition, construction, and regulation of emotion in oneself and others ».
[4] Caruso, D.R., Mayer, J.D. et Salovey P. (2004). Emotional Intelligence: Theory, Findings, and Implications. 15 PSYCHOL. INQUIRY 197.
[5] Kelton, C.C. (2015). Clients Want Results, Lawyers Need Emotional Intelligence, 63 Clev. St. L. Rev. 459. Repéré à : https://engagedscholarship.csuohio.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3848&context=clevstlrev
[6] Id.; Albert, M.C., Prost, C. et Morin, E. (2017). Intelligence émotionnelle. Cours 4-441-15 : Intelligence émotionnelle et applications en développement organisationnel.
[7] Aubry, K. (2011). Prise de décision et émotions. Leadership, Motivation et Neurosciences. Repéré à : https://kolibricoaching.com/leadership/prise-de-decision-et-emotions/
[8] Kelton, C.C., préc., note 5.
[9] Id.; Albert, M.C., Prost, C. et Morin, E., préc., note 6.
[10] Id.
[11] Id.
[12] Barosa, P., préc., note 2.
[13] Association du Barreau américain, How emotional intelligence makes you a better lawyer, octobre 2017. Repéré à : https://www.americanbar.org/news/abanews/publications/youraba/2017/october-2017/how-successful-lawyers-use-emotional-intelligence-to-their-advan/
[14] Les données couvrent la période du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2019.
[15] Austin et Durr, préc., note 1.
[16] Id.
[17] Association du Barreau américain, préc., note 13; Austin et Durr, préc., note 1.
[18] Association du Barreau américain, préc., note 13.